Texte de la conférence du professeur Marc Pelchat, théologien et vicaire général au Diocèse de Québec dans le cadre des Soirées Relations prononcée au Centre justice et foi le 25 novembre dernier

Actualité
2015/12/03
Texte de la conférence du professeur Marc Pelchat, théologien et vicaire général au Diocèse de Québec dans le cadre des Soirées Relations prononcée au Centre justice et foi le 25 novembre dernier

Comment transmettre l’esprit du patrimoine religieux lorsque celui-ci change de vocation ?

PELCHAT, MARC

       Professeur émérite

       Faculté de théologie et de sciences religieuses

       Université Laval

       Prêtre associé au Séminaire de Québec

Dans toutes les sociétés jusqu’à nous, on peut dire que la question de la transmission a été au centre des préoccupations, donnant lieu à des pratiques systématiques du «transmettre» et à des rituels d’initiation ou de passage.  Cela est d’autant plus vrai dans le domaine religieux. Mais nous vivons un changement d’époque qui oblige à repenser la transmission.

Plusieurs  communautés religieuses ont commencé à réfléchir non seulement  à l’avenir de leur patrimoine matériel, mais aussi et peut-être surtout à la transmission de leur charisme et à la poursuite de leurs œuvres sociales. Il s’agit ici de penser le geste du don à faire à ceux qui suivent, de penser la réception de cet héritage, la transmission d’une tradition et sa réinterprétation à travers les générations qui se succèdent. Dans un article récent sur la transmission du patrimoine religieux qui concerne aussi bien le  domaine immatériel  que le matériel, c’est ce que j’ai appelé l’esprit de la transmission qui ne peut être en définitive que la transmission d’un esprit[1].

Il est aujourd’hui possible de constater que plusieurs des objectifs poursuivis par les défenseurs du patrimoine matériel, notamment le patrimoine religieux, ont été en bonne partie atteints, même s’il faut toujours lutter contre la tendance à l’oubli. Des inquiétudes persistent au sujet du destin du patrimoine bâti et de sa destination ou de sa reconversion en respectant les significations qui lui sont associées. En lien avec cette préoccupation, un intérêt marqué s’est développé, au fil des années, autour de la mise en valeur du patrimoine immatériel, susceptible de mieux illustrer la transmission d’un esprit dans le processus de conservation du patrimoine pour les générations suivantes.

En effet, on peut de moins en moins concevoir la conservation du patrimoine culturel comme une simple opération de sauvetage d’objets ou de bâtiments. À la perte matérielle d’un bien patrimonial est surtout associée une perte de sens, une mémoire fragilisée. La sauvegarde d’un bien considéré comme un «présent du passé» pourrait conduire à la seule conservation d’un patrimoine qui resterait désormais muet et décontextualisé. Au-delà de l’intérêt pour la matérialité intrinsèque d’un objet, d’une collection ou d’un bâtiment à conserver, il y a «tout autant un acte de foi envers une institution qui a un devoir de mémoire[2]». Conserver oblige à penser au-delà du geste de sauvegarder dans le présent, pour projeter le regard vers l’avenir.

Au Québec, quel est l’avenir des traces mémorielles des institutions religieuses, de leurs valeurs spirituelles et humanitaires, de leurs œuvres sociales?

Il existe maintenant toute une communauté du patrimoine (les gouvernements et les municipalités locales, les établissements d’enseignement et de recherche universitaires, les musées nationaux aussi bien que régionaux et locaux, les professionnels de différents ordres – historiens, ethnologues, conservateurs, archivistes, architectes – , les sociétés d’histoire, les regroupements religieux et les organismes) regroupant les citoyens qui se penchent sur le patrimoine. Tous ces acteurs se préoccupent de plus en plus, bien qu’à divers degrés, de l’avenir des traces mémorielles dans la mémoire commune et de leur contribution au façonnement de notre identité. Ils se demandent tous plus ou moins comment réintroduire dans notre vie collective une mémoire qui nous échappe de plus en plus.

Partant de là, comment est-il possible, dans un contexte de patrimonialisation, d’envisager la transmission de ce qui a animé la vision du monde d’un groupe religieux en proposant la réinterprétation d’un passé qui nous échappe? Est-ce que toute activation de la mémoire pour rêver l’avenir est devenue une tâche impossible compte tenu du fait qu’il n’y a plus de tradition commune et que subsiste seulement une mémoire en miettes?

Le consensus de la communauté du patrimoine évoquée plus haut autour de la mise en valeur du patrimoine religieux québécois reste très fragile. Le principal enjeu est celui de la transmission d’un patrimoine vivant. Et cet esprit de la transmission trouve difficilement les moyens pratiques et concrets pour effectuer un travail de la mémoire qui aille au-delà de la recomposition des souvenirs et de leur mise en scène dans une image fabriquée.

Développer un «art d’hériter»

On peut observer certaines tentatives de transmission qui vont au-delà de la simple conservation. Cette sensibilité de communiquer l’esprit qui anime le patrimoine a suscité des projets innovants dans plusieurs organisations religieuses. Celles-ci l’ont fait de plus en plus de concert avec des partenaires séculiers publics et privés.

On pourrait citer le cas des Jésuites à Québec avec l’œuvre de la Maison Dauphine et de l’École de la rue qui se poursuit avec de nouveaux acteurs et dans le cadre d’une structure renouvelée. On pourrait aussi illustrer la transmission de l’esprit franciscain avec la création à Baie Saint-Paul du Jardin de François par les Petites Franciscaines de Marie qui ont voulu transmettre un legs spirituel à la communauté de Baie-Saint-Paul. Cela prend la forme d’un jardin écologique, représentant les valeurs de saint François d’Assise, patron des écologistes. On pourrait aussi s’attarder à la Soupe populaire de la Haute-Ville, une oeuvre sociale des Soeurs de la Charité qui a débuté en 1900 et qui est maintenant transmise à la Fondation Famille Jules-Dallaire qui s’est engagée à conserver, après le départ des Sœurs, le caractère architectural de la chapelle et à maintenir la vocation de ce lieu historique où est servie une soupe populaire depuis plus d’un siècle.

Les Sœurs de la Charité de Québec ont longuement travaillé en partenariat avec l’Université Laval, la Ville de Québec et la Fondation Famille Jules-Dallaire pour transmettre l’esprit qui a animé la communauté en cédant la propriété de sa maison-mère pour un vaste projet lié au développement de la philanthropie dans notre société[3]. Dans ce projet inspiré par la transmission de leurs valeurs, les religieuses se sont associées à l’Université pour la création de l’Institut Mallet, organisme indépendant voué au développement de la culture philanthropique. Implanté dans la maison d’origine des Soeurs de la Charité, le nouvel institut et la Chaire de recherche Marcelle-Mallet envisagent des activités liées à la culture philanthropique, des valeurs d’amour-charité, de compassion, de solidarité et d’engagement en agissant comme un incubateur d’idées: projets de recherche, tables d’études, centre de documentation, sommets, forums, conférences, soutien à la formation et à l’action philanthropiques et interventions auprès des décideurs.

Dans la continuité des valeurs humanistes fondatrices de la congrégation, l’institut remplira son rôle en cherchant à transmettre aux suivants l’esprit qui a animé les engagements des religieuses au fil de l’histoire. Cette façon de faire illustre bien comment peut se matérialiser la transmission d’un esprit. Seul l’avenir dira comment se développera cette initiative : en favorisant une indépendance de pensée, l’orientation donnée par la communauté religieuse initiatrice montre bien qu’elle ne cherche pas à reconstituer le passé mais à transmettre ce qui l’a animée en laissant à d’autres le soin de construire l’avenir.

Dans le même sens, on pourrait citer l’exemple des Augustines de la Miséricorde de Jésus de l’Hôtel-Dieu de Québec. En 2000, ces religieuses hospitalières ont résolu de regrouper les archives et les collections de leurs monastères et de mettre ce trésor à la disposition de la collectivité. Elles ont désigné le monastère de l'Hôtel-Dieu de Québec, érigé dans les années qui ont suivi l'arrivée des premières augustines en 1639, pour conserver et mettre cet héritage en valeur. Elles y ont surtout ajouté, en partenariat avec le Gouvernement du Québec et la Ville de Québec, la création d’un «lieu de mémoire habité» pour témoigner du mode de vie et de la mission sociale et spirituelle des augustines hospitalières en ce pays. Inspiré par la ferveur et la compassion qui ont animé les religieuses, ce lieu de mémoire veut prolonger la fonction d'accueil, d'hospitalité et de ressourcement de ces lieux fondateurs.

Ainsi, les espaces physiques du monastère sont présentement réaffectés avec la présence des religieuses qui continueront à y vivre et qui pourront transmettre (encore un certain nombre d’années) leur patrimoine immatériel, constitué de leurs savoirs et de leur savoir-faire inspirés des valeurs qu’elles ont portées. Elles ont compris qu’il ne servirait à rien de sauver des biens matériels à caractère artistique et historique si, demain, personne ne pouvait plus les nommer ni leur donner un sens, sachant que l'objet seul reste muet. On a fait le pari que ce sont surtout les religieuses, ainsi que les personnes qu’elles se sont associées, qui seront en l'occurrence les «porteurs de traditions» et les témoins de la transmission de l’esprit des augustines. De la sorte, elles donneront sens au patrimoine matériel en léguant en même temps leur patrimoine immatériel. De plus, en conformité avec la vocation des augustines, les bâtiments anciens ont été réaménagés pour loger un Centre de ressourcement des personnes soignantes et un Service d'hébergement destinés aux aidants naturels autant qu'aux visiteurs désirant faire une expérience patrimoniale. Le tout repose sur une donation et la création d’une fiducie. On pourrait penser qu’à long terme, une fois les religieuses disparues, rien ne garantit la survie du Lieu de mémoire habité tel qu’elles l’ont voulu et est-ce vraiment là l’important ? D’autres le recevront et se situeront à leur façon dans cette lignée, en réinterprétant l’esprit qui a été transmis. C’est ce que les religieuses elles-mêmes ont fait au cours des siècles passés. Elles ont décidé de faire confiance à l’avenir pour transmettre l’esprit de leur engagement.

Transmettre un patrimoine symbolique qui témoigne d’un charisme et d’une vision

Nul ne peut promettre que ces projets visant la transmission de l’esprit des communautés religieuses, et celui des institutions qu’elles ont créées, seront couronnés de succès, mais on est en droit de placer un espoir dans ces efforts de transmission sociale d’un patrimoine. Ces efforts vont bien au-delà d’une opération de sauvetage de biens devenus excédentaires ou désuets et ne possédant tout au plus qu’une valeur historique ou artistique. Cette valeur intrinsèque, bien que manifeste aux yeux des amateurs du patrimoine, ne contribue pas à construire par elle-même l’identité et l’avenir des nouvelles générations. On peut toutefois penser que la volonté de chercher des moyens pour transmettre davantage l’esprit qui a animé l’œuvre humaine dont témoignent les objets et les textes va dans une bonne direction.

D’autres institutions à caractère religieux se trouvent aussi à un point tournant de leur histoire. On pourrait citer le Séminaire de Québec et son patrimoine matériel considérable, témoin de son immense œuvre éducative. Le Séminaire continue de soutenir financièrement plusieurs projets de formation et y affecte partiellement quelques ressources humaines, mais il s’agit encore pour le moment d’appuis circonstanciels, bien  qu’importants, à des projets qui lui sont extérieurs et qui ne se présentent pas toujours dans la continuité de sa tradition. Il est vrai qu’un travail de transmission comme celui accompli par les Augustines et les Sœurs de la Charité demande un investissement important en temps et en énergies, avec des partenariats et des collaborations externes pour relire la tradition et la traduire en projet. Ce serait une voie à explorer pour envisager la transmission de l’œuvre éducative réinterprétée tout en maintenant une implication des prêtres du Séminaire aussi longtemps que cet engagement sera possible.

Les personnes et les institutions faisant partie de la «communauté du patrimoine» ont appris ces dernières années, à la faveur de la transmission de plusieurs possessions d’institutions religieuses, qu’il fallait instaurer un processus d’accompagnement sur la longue durée, établir patiemment des liens de confiance et des alliances afin de chercher à saisir l’immatériel. C’est ce qui s’est produit avec les Sœurs augustines de la Miséricorde et les Sœurs de la Charité dans les processus récents de donation et de transmission. Dans un tout autre contexte, nous avons pu observer un autre processus de transmission d’un esprit à travers l’évolution du Centre de spiritualité Manrèse qui a permis à des «héritiers» de se sentir tout à la fois fiduciaires et responsables d’un héritage qui contribue à les construire et dont ils sont redevables à leurs prédécesseurs [4].

Transmettre un esprit, ce n’est pas simplement transmettre un objet. C’est un acte de confiance dans ceux et celles qui suivent, qui se situeront, à leur manière à eux, par rapport à la mémoire d’une œuvre, d’une pratique ou d’un geste en l’extirpant de son enveloppe du passé. Ceci renvoie à bien davantage que le fait de reconstituer le souvenir d’un passé révolu : c’est un acte de mémoire qui renvoie au présent parce qu’il amène des sujets à relire, à interpréter et à se dire dans l’horizon d’un monde toujours à construire. Et cette quête demeure toujours ouverte, inachevée, sous peine de s’enfermer dans le monde figé du souvenir.

Conclusion

Concluons cette réflexion en citant Xavier Greffe, spécialiste du patrimoine ainsi que du développement culturel. «Qu’il s’agisse de bâtiments, d’objets, de savoirs, de pratiques ou de données, la mise en patrimoine devient un laboratoire de l’avenir plutôt que le temple d’une identité plus ou moins bien définie et plus ou moins bien illusionnée. Lorsque nous les analysons, les saisissons-nous de l’extérieur pour les comparer à d’autres et les admirer, ou du dedans pour en faire la genèse de nouveaux projets[5]»? C’est à cette exigence de saisie et de réinterprétation que nos institutions religieuses détentrices d’un patrimoine doivent s’appliquer, aussi souvent que possible, plutôt que de procéder simplement à la donation de leurs biens à des institutions muséales. Ainsi, peut-être, pourront être transmises des traces de l’Évangile qui a inspiré tant d’œuvres sociales.

[1] Marc Pelchat, «Le patrimoine religieux : transmission d’un esprit et esprit de la transmission» dans Le patrimoine religieux, enjeux pour l’avenir, Cahiers de spiritualité ignatienne, Vol. XXXIX, no 142 (2015), p. 9-22.

[2] Laforge, Virginie, Le patrimoine religieux catholique, un patrimoine national. Politique d’acquisition du patrimoine religieux catholique, Service des collections, des archives historiques et de la bibliothèque du Musée de la civilisation, Québec, décembre 2010, p. 6.

[3] Voir le site de la Chaire de recherche Marcelle-Mallet sur la culture philanthropique lancée en novembre 2011 : http://www.culturephilanthropique.ulaval.ca/

[4] J’emprunte ici à Jocelyn Létourneau cette idée du fiduciaire d’un héritage et responsable de l’avenir à construire, dans Passer à l’avenir : Histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd’hui, Montréal, Les éditions du Boréal, 2000, p. 25.

[5] Greffe, Xavier, La trace et le rhizome. Les mises en scène du patrimoine culturel, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2014, Collection «Patrimoine urbain» 11, p. 5.