Réflexion sur la laïcité par Mgr Pierre Gaudette, p.h.

Actualité
2021/01/25
Réflexion sur la laïcité par Mgr Pierre Gaudette, p.h.

Lors d’un moment d’échange sur la laïcité avec un groupe de confrères résidant au Séminaire, nous avons demandé à Mgr Pierre Gaudette de nous partager ses réflexions sur cette problématique toujours d’actualité.  Son intervention sur cette question relativement difficile à cerner fut très éclairante.  Nous le remercions d’avoir si aimablement accepté de nous partager son texte que voici. 

Laïcité 2021

 Pour ces quelques réflexions sur la laïcité, je m’inspirerai surtout d’un article que j’ai publié il y a quelques années : « Cette insaisissable laïcité », ds Pastorale-Québec, (janvier-février 2013, pp.3 à 6 ; mars 2013, pp. 8 à 11), et d’un livre récent de Philippe Raynaud : La laïcité, Histoire d’une singularité française, Gallimard, 2019.

 

  1. L’expérience française

Pour comprendre la question de la laïcité, il est bon de jeter un coup d’œil sur l’expérience française. C’est en France que le mot de laïcité a été inventé et il n’a pas eu beaucoup de succès en dehors du monde francophone.

Reportons-nous au temps de Louis XIV. La France est gouvernée par une monarchie absolue de droit divin dans laquelle le Roi se considère comme le « lieutenant de Dieu sur terre» et prête serment de défendre l’Église catholique et sa doctrine. Le pouvoir public doit donc lutter contre l’hérésie et pourchasse les hérétiques, de plus en plus nombreux depuis la Réforme de Luther. Une centaine d’années auparavant (1598), le roi Henri IV avait proclamé l’Edit de Nantes par lequel les protestants étaient tolérés dans le Royaume. Mais en 1685, cet édit était révoqué : seule la religion catholique était dorénavant autorisée. Pour être un bon français, il fallait être un bon catholique. Les protestants, les juifs, les athées étaient non seulement marginalisés mais souvent persécutés.

Cette union étroite entre une monarchie absolue et une Église puissante va expliquer l’histoire tumultueuse de la laïcité en France. Elle va se dérouler sous le signe de la confrontation, parfois meurtrière comme à la Révolution, parfois agressive et anticléricale durant le 19e siècle, mais toujours tendue.

Face à l’autoritarisme du pouvoir politique fondé sur Dieu, la Révolution va s’appuyer sur un autre fondement : les droits de l’homme. Très tôt, elle vote une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; et elle revendique pour chaque être humain, la liberté, l’égalité et la fraternité. Nous sommes ici au fondement de ce que plus tard on appellera la laïcité : le fait de ne plus fonder le pouvoir politique (l’État) sur la religion catholique mais de le fonder sur les droits de l’être humain.

 Étant donné le contexte, cela ne pouvait que mettre la jeune République en conflit ouvert avec la religion (l’Église). Dans un premier temps, le gouvernement révolutionnaire veut recréer au profit de la République l’unité qui existait antérieurement dans l’absolutisme royal. Il veut expurger toute trace de catholicisme dans la société : on remplace les semaines de 7 jours par des décades de 10 jours ; on change le nom des jours et des mois; on numérote les années à partir de la prise de la Bastille.  Certains veulent même mettre en place une nouvelle religion en développant un culte à la déesse Raison. On est en train de reproduire sur des bases nouvelles la confusion qui existait dans la monarchie entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux.

 Mais l’Église catholique se défend. Ses fidèles sont nombreux et n’acceptent pas tous ces changements. Déjà, Napoléon sentira le besoin d’établir un Concordat avec l’Église de Rome. Sous la Restauration, le catholicisme retrouvera une certaine priorité, mais elle sera plutôt formelle. Le débat se continuera sous les divers gouvernements, avec des périodes d’anticléricalisme déclaré et des périodes plus calmes. Selon le poids des intervenants et leurs convictions philosophiques ou religieuses, différents aménagements pourront, non sans mal, être trouvés entre le pouvoir politique de l’État et le pouvoir religieux de l’Église catholique.  C’est au tournant du 20e siècle que le débat atteindra son apogée avec le vote de la loi de séparation en 1905 : cette loi reconnait l’existence d’un certain nombre de cultes - catholique, protestant, juif - qui pourront fonctionner selon leurs règles internes. Le catholicisme perd alors sa prééminence. Il est considéré comme un culte à côté d’autres cultes. Cette loi, jugée d’abord anticléricale mais interprétée de façon positive, deviendra le socle de la laïcité française jusqu’à aujourd’hui.

 Durant toute cette période, l’État s’affirme de plus en plus comme laïc et revendique sa laïcité, même si les intervenants politiques continuent de s’affronter sur le contenu concret de cette laïcité.  « Si le concept de laïcité prend une importance si grande en France, c’est que la République fait face à une Église catholique qui continue d’être une force importante et n’accepte pas de bon gré à renoncer à son influence sur la société.» ( Raynaud p. 152)

En effet, ce n’est pas de gaieté de cœur que l’Église accepte la nouvelle situation. Il lui prendra bien du temps à se rallier à la République. Elle continue de concevoir ses rapports avec l’État selon la théorie de la thèse et de l’hypothèse. En raison de la vérité de sa doctrine, l’Église devrait toujours être reconnue officiellement par l’État, quitte à ce que soit tolérée la pratique d’autres religions. Mais si l’Église est minoritaire, elle réclame à l’État la reconnaissance de ses droits. Ce n’est qu’avec Vatican II que ce nœud sera définitivement dénoué. Il le sera lors de l’intense débat sur la liberté religieuse au cours duquel s’affronteront ceux qui mettent de l’avant les droits de la vérité à s’imposer et ceux qui insistent sur les droits de la conscience à être respectée car ce n’est que par elle que la personne atteint la vérité.

À partir de ce rapide survol, nous pouvons tenter de dégager les éléments essentiels de la laïcité.

 

  1. Essence de la laïcité

L’expérience française nous montre comment le pouvoir civil a progressivement affirmé son autonomie par rapport au pouvoir religieux et, à l’inverse, comment le pouvoir religieux a défendu son autonomie par rapport au pouvoir civil. Cette prise de conscience d’un double pouvoir - fondé sur des fondements différents - est une avancée majeure de la pensée occidentale. C’est cette distinction - certains parlent de séparation - entre le pouvoir religieux et le pouvoir politique qui caractérise essentiellement la laïcité.

L’État laïc, c’est l’État qui ne fonde pas son autorité sur une religion quelconque mais sur des principes de justice naturelle. Cependant, cet Etat laïc entre nécessairement en concurrence avec le pouvoir religieux, car ces deux pouvoirs s’exercent sur les mêmes personnes. Le pouvoir politique veut régir les citoyens en vue de l’obtention d’un bien commun temporel. Le pouvoir religieux veut inculquer à ses adeptes des convictions relatives aux grandes finalités de l’existence. (On peut assimiler ici aux religions les grandes idéologies, le marxisme, par exemple, qui veulent règlementer toute l’existence des citoyens y compris leurs convictions profondes).

En plus du pouvoir politique et du pouvoir religieux, il faut considérer une troisième réalité : la société, c’est-à-dire des humains en chair et en os qui, tout en étant citoyens d’un même État, ont des convictions philosophiques ou religieuses différentes. Et c’est en fonction du bien personnel et du bien commun de ces hommes et de ces femmes que, dans leur champ de compétence propre, l’État et l’Église devront intervenir. « Toutes deux, précisait bien Vatican II, quoiqu’à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes ».[1] Aucun de ces deux pouvoirs n’a d’autorité exclusive sur ces derniers et aucun de ces pouvoirs - même pas l’Église - ne peut empiéter sur la conscience de chacun. On ne peut qu’être d’accord ici avec le Conseil du statut de la femme lorsqu’il affirme : «C‘est la raison d‘être profonde du principe de laïcité : permettre la liberté et l’égalité de chacune et chacun au sein de l’État ». Et il ajoute : « La liberté de croire et celle de ne pas croire, le droit de jouir des mêmes droits et de bénéficier des mêmes avantages, indépendamment des caractéristiques personnelles, dont le sexe »[2].

C’est en tenant compte de ces principes de base que l’on pourra trouver les aménagements régulant les rapports de l’État avec l’Église ou les religions. On comprend alors que ces aménagements ne peuvent être déduits de façon intemporelle à partir d’une simple définition théorique de la laïcité. Ils sont conditionnés par l’histoire d’un pays, les caractéristiques d’une population donnée, la pluralité des groupes de conviction, etc. Ils s’élaborent au sein d’un dialogue démocratique dans lequel toutes les composantes de la société ont droit de cité. Il faut se méfier des définitions trop claires, surtout de celles qui identifient la laïcité à la disparition de toute référence religieuse dans les institutions publiques (laïcité stricte).

  1. Aménagements de la laïcité

Dans plusieurs pays, l’émergence de la laïcité s’est faite progressivement, sans qu’il y ait des ruptures comme en France. Raynauld mentionne deux pays où la laïcité s’est implantée de façon tellement normale que leurs citoyens n’ont pas jugé utile de traduire le mot laïcité dans leur langue, l’anglais. Ce sont la Grande-Bretagne et les États-Unis.

En Grande-Bretagne, il n’y avait pas comme en France une monarchie absolue liée étroitement à une religion très structurée comme la religion catholique. D’un côté, il y avait une monarchie déjà encadrée par des pratiques constitutionnelles. D’un autre côté, une Église anglicane divisée en diverses tendances et s’ouvrant peu à peu à plusieurs mouvements issus de la réforme protestante.

On peut dire la même chose des États-Unis. Certains États avaient des racines confessionnelles.  Au moment de l’Union, ils se sont entendus pour que l’État fédéral ne fonde pas sa légitimité sur une religion particulière mais sur la volonté du peuple.  Le préambule de la Constitution américaine s’ouvre en effet sur ces mots : « Nous, le Peuple des États-Unis ». Et en 1787, le Sénat américain déclare : « Le gouvernement des États-Unis n’est en aucune façon fondé sur la religion chrétienne ». (Raynaud, p. 38)

D’où, dans le cas de l’Angleterre, une laïcité qui s’accommode d’un royaume dont le roi est chef d’une Église, et, dans le cas des États-Unis, une laïcité qui ne cesse de se référer à Dieu…même sur ses pièces de monnaie.

Qu’en est-il de la France, pays pour ainsi dire « fondateur » de la laïcité, pays où le concept de laïcité a vu son élaboration philosophique la plus structurée et la plus radicale, pays que plusieurs présentent comme étant le modèle de la laïcité, de la vraie laïcité? Nombreux sont les aménagements que l’État a acceptés pour tenir compte de sa tradition religieuse, principalement catholique et protestante : fêtes chrétiennes qui continuent d’être fériées (l’Assomption, la Toussaint, etc.) ; financement de la liberté de culte «dans les collèges, écoles, hospices, asiles et prisons», entretien des églises patrimoniales construites avant 1905, subventions aux écoles privées catholiques ; rencontres statutaires du président de la République avec la Conférence des évêques ; place laissée dans le calendrier scolaire pour permettre l’enseignement de la catéchèse dans les paroisses.[3]

C’est là le visage d’une laïcité en prise avec son histoire et les mouvements qui traversent la société.

 

  1. La laïcité au Québec

Il me semble que le problème de la laïcité au Québec fait face à deux difficultés.

D’abord, le ressentiment que vivent plusieurs québécois face à l’Église et à la religion catholique. À mesure que les années passent, une image s’impose, même si l’on a cru un moment qu’elle disparaîtrait au fil des générations. C’est l’image de la Grande Noirceur qui présente sous un jour très négatif la contribution de l’Église à l’histoire du Québec. On ignore tout particulièrement son rôle dans la sauvegarde de la langue française et la mise en place d’institutions d’enseignement et de soins hospitaliers. On oublie aussi que le processus de laïcisation au Québec ne s’est pas fait dans un face-à-face hargneux entre l’État et l’Église. En règle générale, il y a eu une bonne collaboration pour mettre en place des aménagements qui assuraient plus d’autonomie à l’État dans les domaines hospitaliers, caritatifs et même éducatifs. Il ne faut pas oublier non plus que plusieurs catholiques convaincus ont été des artisans importants de la Révolution tranquille et de l’affermissement de l’État.  En raison, entre autres, de cette vision négative de l’histoire, certains promeuvent une laïcité stricte qui veut expurger des organismes d’État toute référence religieuse. On sent chez le gouvernement actuel une certaine tendance à aller dans ce sens. Quelques indices : le fait de retirer tous les responsables religieux de la liste des invitations du gouvernement pour les célébrations officielles ; difficulté de mettre en place un mécanisme de dialogue entre le gouvernement et les responsables religieux, etc.

Mais ne doit-on pas dépasser cette approche ? Avec la sécularisation et le pluralisme de la population du Québec, l’Église n’est plus ce pouvoir qui avait une relation privilégiée avec l’État et pouvait être perçu comme une certaine menace pour lui.  Elle est devenue un groupe, une communauté de conviction qui  - comme tout groupe de conviction - peut et veut apporter sa contribution à la réalisation du bien commun de toute la société. D’ailleurs, depuis plusieurs années, l’Église du Québec a tenu à se présenter comme un organisme qui tient à participer à la conversation citoyenne et à mettre à la disposition de l’État les convictions, la sagesse et l’expérience d’une institution qui a traversé les siècles.

Cependant, une deuxième réalité vient troubler notre réflexion sur les aménagements de la laïcité : c’est la présence progressive de l’Islam parmi nous. L’Islam n’a pas connu la même évolution que le catholicisme. C’est une religion qui - comme le catholicisme autrefois - n’a pas encore distingué le religieux du politique et entend encadrer la totalité de la vie des citoyens. De plus, l’action des Islamistes vient troubler la vision que l’on se fait de l’Islam. Plusieurs se demanderont donc : « Jusqu’où doit-on accepter que l’Islam impose certaines pratiques qui empiètent sur le pouvoir de l’État ou sont en contradiction avec les valeurs fondamentales de la société québécoise ? En raison de cette crainte, certains se méfieront, non seulement de l’Islam mais aussi de LA religion, de TOUTE religion, y compris de la religion catholique : ils seront portés à réclamer pour l’État une laïcité radicale. À l’inverse, quelques-uns se demanderont si, en interdisant certains signes religieux, l’État ne manque pas à un aspect de sa laïcité parce qu’il se trouve à intervenir dans les affaires internes d’une religion. Mais pour la grande partie de nos concitoyens qui n’ont plus de référence religieuse, la question du rapport à l’Islam ne sera pas une question de laïcité mais une question d’identité. Dans quelle mesure l’Islam ne vient-il pas remettre en cause notre identité québécoise ? Mais, qu’on l’envisage comme une question de laïcité ou comme une question d’identité, une telle question ne pourra trouver sa réponse que dans une connaissance mutuelle profonde et un dialogue fraternel.

[1] L’Église dans le monde de ce temps, no 76, #1, 3

[2] Conseil du statut de la femme, Affirmer la laïcité …, p.47

[3] Voir David KOUSSENS, « Les laïcités en Europe », ds Prêtre et pasteur. Propos sur la laïcité, avril 2012, 209-215.  Dans son volume, Le Québec et la laïcité. Avancés et dérives, Varia 2004, Guy DURAND donne des exemples d’aménagements divers en Europe. Voir p. 18 et 22-24.

Pierre Gaudette,

Séminaire de Québec,

22 janvier 2021